19

Les aiguilles lumineuses de l’horloge avaient la forme de deux serpents entrelacés. Elles indiquaient sept heures dix du soir, ce mardi 28 juin. Dans quelques heures, la Suède affrontait le Brésil. Cela faisait aussi partie de son plan. Tout le monde aurait les yeux fixés sur ce qui se passait à l’intérieur des maisons, sur l’écran de télévision. Personne ne penserait à ce qui pouvait se passer dehors, dans la nuit d’été. Le sol de la cave était glacial. Il avait commencé tôt dans la matinée et était resté devant ses miroirs toute la journée. Cela faisait plusieurs heures qu’il avait achevé sa grande transformation. Cette fois-ci, il avait modifié le motif de sa joue droite. Il avait peint l’ornement circulaire avec une couleur bleue tendant vers le noir. Les fois précédentes, il avait utilisé de la peinture rouge. Il était satisfait : tout son visage avait pris de la profondeur et devenait encore plus effrayant. Il reposa le dernier pinceau et pensa à la tâche qui l’attendait ce soir. C’était le plus important des sacrifices qu’il avait accomplis jusqu’à présent pour sa sœur. Même s’il avait été obligé de modifier ses plans. Il s’était présenté une situation inattendue. Un court instant, il avait eu le sentiment que les forces maléfiques qui l’entouraient avaient eu le dessus. Pour décider comment faire face à cette nouvelle situation, il avait passé une nuit entière dans les ombres sous la fenêtre de sa sœur. Il s’était assis entre les deux scalps qu’il avait enterrés et avait attendu que l’énergie de la terre s’insinue en lui. À la lueur d’une lampe de poche, il avait lu le livre sacré qu’elle lui avait donné : rien ne l’empêchait de modifier l’ordre qu’elle avait indiqué.

La dernière victime aurait dû être l’être malfaisant qui était leur père. Mais l’homme qui aurait dû rencontrer son destin ce soir était brusquement parti pour l’étranger. Il fallait changer l’ordre.

Il avait écouté le cœur de Geronimo qui battait dans sa poitrine. Les battements étaient comme des messages qui lui venaient du passé. Son cœur martelait un message qui disait que le plus important était de ne pas rompre la mission sacrée qui lui incombait. La terre sous la fenêtre de sa sœur réclamait déjà la troisième vengeance.

Le troisième homme attendrait jusqu’à son retour de voyage. À sa place, ce serait leur père.

Pendant cette longue journée où il était resté devant les miroirs en passant par toutes les phases de la grande transformation, il avait remarqué que c’était avec une tension particulièrement forte qu’il se préparait à rencontrer son père. Sa mission avait demandé des préparatifs particuliers. Dès le matin, après s’être enfermé dans la cave, il avait commencé par préparer les instruments qu’il allait employer. Il lui avait fallu plus de deux heures pour fixer le nouveau tranchant sur le manche de la hache-jouet que son père lui avait donnée pour son anniversaire voilà longtemps. Il avait sept ans. Il se souvenait d’avoir déjà songé à l’époque à l’utiliser contre celui qui avait offert ce cadeau. Maintenant, l’occasion se présentait enfin. Pour éviter que le manche de plastique avec sa décoration mal peinte ne se casse quand il frapperait, il l’avait renforcé avec l’adhésif que les joueurs de hockey utilisent pour leurs crosses. Tu ne sais pas comment ça s’appelle. Ce n’est pas une hache pour couper le bois. C’est un tomahawk. En repensant à la manière dont son père lui avait donné son cadeau cette fois-là, il ressentait un mépris indicible. À l’époque, c’était un jouet sans intérêt, une copie en plastique fabriquée dans un pays asiatique. Maintenant, avec la vraie lame, il l’avait transformé en une vraie hache.

Il attendit qu’il fût vingt heures trente. Il repensa une dernière fois à tout. Il regarda ses mains et constata qu’elles ne tremblaient pas. Il maîtrisait la situation. Les préparatifs de ces deux derniers jours garantissaient que tout se passerait bien.

Il glissa ses armes, le flacon en verre enveloppé dans une serviette, et la corde dans son sac à dos. Ensuite il mit son casque, éteignit la lumière et sortit. Une fois dans la rue, il jeta un coup d’œil au ciel. Il y avait des nuages. Il allait peut-être pleuvoir. Il fit démarrer la mobylette qu’il avait volée la veille et descendit vers le centre-ville. Arrivé près de la gare, il entra dans une cabine téléphonique, un peu à l’écart. Il l’avait choisie à l’avance et avait collé sur une des parois en verre une affiche d’un concert imaginaire dans une maison de jeunes qui n’existait pas. Personne dans les parages. Il retira le casque et se tint derrière l’affiche. Puis il introduisit sa carte téléphonique et composa le numéro. De la main gauche, il tenait un morceau d’étoupe devant sa bouche. Il était vingt heures cinquante-trois. Il attendit pendant que le téléphone sonnait. Il était très calme, puisqu’il savait ce qu’il allait dire. Son père décrocha et répondit. Hoover devina à sa voix qu’il était en colère. Ça montrait qu’il avait commencé à boire et qu’il ne voulait pas qu’on le dérange.

Il parlait dans l’étoupe, le combiné un peu éloigné de sa bouche.

— C’est Peter. J’ai quelque chose qui devrait t’intéresser.

— Quoi ?

Son père était encore en colère. Mais il avait tout de suite accepté l’idée que c’était Peter qui l’avait appelé. Le premier danger était donc écarté.

— Pour plus d’un demi-million de timbres.

Son père ne répondit pas tout de suite.

— C’est sûr ?

— Au moins un demi-million. Peut-être plus.

— Tu ne peux pas parler plus fort ?

— La ligne doit être mauvaise.

— D’où ils viennent ?

— D’un pavillon à Limhamn.

Son père avait maintenant l’air moins en colère. Il avait éveillé son intérêt. Hoover avait choisi les timbres parce que son père lui avait une fois pris sa collection pour la vendre.

— Ça ne peut pas attendre demain ? Le match contre le Brésil va bientôt commencer.

— Je pars pour le Danemark demain. Ou bien tu les prends ce soir, ou bien je les donne à quelqu’un d’autre.

Hoover savait que son père ne laisserait jamais une grosse somme d’argent tomber dans les poches d’un autre. Il attendait, parfaitement calme.

— J’arrive. Tu es où ?

— À côté du port de plaisance de Limhamn. Le parking.

— Pourquoi pas en ville ?

— J’ai dit que c’était un pavillon à Limhamn. Je l’ai dit, non ?

— J’arrive, dit son père.

Hoover raccrocha et mit son casque.

Il laissa la carte téléphonique dans l’appareil. Il savait qu’il avait largement, le temps d’aller jusqu’à Limhamn. Son père se déshabillait toujours quand il se mettait à boire. De toute façon, il ne se pressait jamais pour quoi que ce soit. Sa flemme était aussi grande que sa pingrerie. Il fit démarrer la mobylette et traversa la ville, jusqu’à la route de Limhamn. Il y avait peu de voitures sur le parking du port de plaisance. Il cacha la mobylette derrière des buissons et jeta les clés. Il retira son casque et sortit la hache. Il enfonça le casque dans son sac à dos, en faisant attention de ne pas abîmer le flacon en verre.

Puis il attendit. Il savait que son père avait pour habitude de garer la camionnette qui lui servait à transporter les marchandises volées dans un coin précis du parking. Son père était un homme d’habitudes. En plus, il serait ivre, son cerveau serait engourdi et ses réflexes atténués.

Au bout de vingt minutes d’attente, Hoover entendit le bruit de la camionnette qui s’approchait. La lueur des phares éclaira les arbres avant que la camionnette n’entre dans le parking. Exactement comme Hoover l’avait prévu, il s’arrêta dans son coin habituel. Hoover courut pieds nus jusqu’à la camionnette en traversant le parking dans les zones d’ombre. Quand il entendit son père ouvrir sa portière, il fit rapidement le tour de l’autre côté. Comme il l’avait prévu, son père regardait vers le parking et lui tournait le dos. Il leva sa hache et le frappa à la tête avec le dos de la lame. C’était l’instant critique. Il ne voulait pas frapper trop fort, et le tuer sur le coup. Mais assez fort quand même pour l’assommer, car il était grand et costaud.

Son père tomba sans un bruit sur l’asphalte. Hoover attendit un bref instant, hache levée, de peur qu’il ne se réveille.

Hoover chercha les clés et ouvrit la porte latérale de la camionnette. Il souleva son père et le hissa à l’intérieur. Il s’était préparé à ce qu’il soit particulièrement lourd. Il lui fallut plusieurs minutes pour fourrer le corps en entier. Puis il alla chercher son sac à dos, se glissa dans la camionnette et ferma les portes. Il alluma et vérifia que son père était toujours sans connaissance. Il sortit la corde et lui lia les mains derrière le dos. Il attacha ses jambes à un des sièges avec une sangle. Puis il lui mit du ruban adhésif sur la bouche et éteignit la lumière. Il escalada le siège pour se mettre à la place du conducteur et démarra. Il se souvint des leçons de conduite que son père lui avait données il y avait quelques années de ça. Son père avait toujours eu une camionnette. Hoover savait où étaient les vitesses, et à quoi servaient les cadrans du tableau de bord. Il sortit du parking et prit vers la rocade qui faisait le tour de Malmö. Comme il avait le visage peint, il ne voulait pas rouler dans des endroits où les réverbères risqueraient de l’éclairer à travers les vitres. Il sortit vers la E 65 et poursuivit vers l’est. Il était vingt et une heures cinquante. Le match contre le Brésil allait bientôt commencer.

 

Il avait découvert cet endroit par hasard. C’était en revenant à Malmö, le jour où il avait passé toute la journée à regarder les policiers à l’œuvre vers Ystad, après qu’il eut accompli la première des missions sacrées que lui avait confiées sa sœur. Il roulait en longeant la côte quand il avait découvert le ponton reculé, presque invisible de la route. Il avait tout de suite su que c’était l’endroit qu’il lui fallait.

Il était plus de vingt-trois heures quand il s’arrêta après avoir quitté la route et éteignit ses phares. Son père était toujours sans connaissance, mais avait commencé à pousser quelques faibles soupirs. Il se dépêcha de défaire la sangle attachée au siège et le tira hors de la camionnette. Son père poussa un soupir quand il le traîna jusqu’au ponton. Il le retourna sur le dos et attacha ses bras et ses jambes aux anneaux du ponton. Hoover se dit que son père était attaché comme une peau d’animal qu’on a tendue. Son costume était froissé. Sa chemise était ouverte jusqu’au ventre. Il lui ôta les chaussures et les chaussettes. Puis il alla chercher le sac à dos dans la camionnette. Il y avait très peu de vent. De temps en temps, une voiture ou deux passaient sur la route. Leurs phares n’atteignaient jamais le ponton.

Quand il revint avec le sac à dos, son père était sorti de son état d’inconscience. Ses yeux étaient grands ouverts. Sa tête bougeait dans tous les sens. Il tirait sur ses bras et ses jambes sans parvenir à se détacher. Hoover ne put s’empêcher de rester dans l’ombre et de le regarder. Ce n’était plus un homme qu’il avait en face de lui. Son père était passé par la transformation qu’il avait décidée pour lui. Il était devenu un animal.

Hoover sortit de l’ombre pour aller sur le ponton. Son père écarquilla les yeux en le voyant arriver. Hoover vit qu’il ne le reconnaissait pas. Les rôles étaient inversés. Il pensait à toutes les fois où il avait ressenti cette terreur glaciale quand son père le fixait des yeux. Maintenant, c’était l’inverse. La peur avait changé de forme. Il se pencha tout contre le visage de son père afin qu’à travers les peintures du visage il découvre son fils derrière le déguisement. Ce serait la dernière chose qu’il verrait. C’était cette image qu’il emporterait avec lui en mourant. Hoover avait dévissé le bouchon du flacon. Il le tenait caché derrière son dos. Puis il le sortit et versa rapidement quelques gouttes d’acide dans l’œil gauche de son père. Quelque part, sous le ruban adhésif, il se mit à hurler. Il tira comme un forcené sur la corde. Hoover ouvrit de force l’autre œil et y versa de l’acide. Puis il se leva et jeta le flacon dans la mer. Ce qu’il avait devant les yeux était un animal qui luttait contre la mort. Hoover regarda une nouvelle fois ses mains. Ses doigts tremblaient légèrement. C’était tout. La bête allongée sur le ponton devant lui était prise de crampes. Hoover sortit le couteau de son sac à dos et découpa la peau du crâne. Il leva le scalp contre l’obscurité du ciel. Puis il sortit sa hache et frappa le front de l’animal, avec une telle force qu’il traversa le crâne et que la lame se ficha dans le ponton.

C’était fini. Sa sœur allait bientôt revenir à la vie.

 

*

 

Un peu avant une heure du matin, il entra dans Ystad. La ville était déserte. Il avait longtemps hésité. Mais les battements du cœur de Geronimo l’avaient convaincu. Il avait vu les policiers tâtonner sur la plage, il les avait vus avancer comme dans le brouillard devant cette ferme, à la Saint-Jean. Geronimo l’avait convaincu qu’il fallait leur lancer un défi. Il tourna vers la gare. Il avait déjà repéré l’endroit. On était en train de remplacer des tuyaux d’évacuation. Une bâche recouvrait une tranchée. Il éteignit les phares et baissa la vitre. Il entendit quelques personnes ivres brailler dans le lointain. Il sortit de la camionnette et souleva un bord de la bâche. Puis il tendit à nouveau l’oreille. Personne en vue, pas de voiture non plus. Il ouvrit rapidement les portes de la camionnette, en sortit le corps de son père et le traîna jusqu’à la tranchée où il l’enfonça. Après avoir remis la bâche en place, il démarra. Il était deux heures moins dix quand il gara la camionnette sur le parking ouvert de l’aéroport de Sturup. Il vérifia soigneusement qu’il n’avait rien oublié. Il y avait beaucoup de sang dans la voiture. Il avait du sang sur les pieds. Il pensa à tout le désarroi qu’il allait causer, et aux policiers qui auraient encore plus de mal à avancer dans une obscurité qu’ils n’avaient aucun moyen d’éclairer.

C’est à ce moment-là que lui vint l’idée. L’homme qui était parti pour l’étranger n’allait peut-être pas revenir. Ça voulait dire qu’il allait devoir trouver un remplaçant. Il pensa aux policiers qu’il avait vus sur la plage autour du bateau retourné. Il pensa à ceux qu’il avait vus devant la ferme où avait eu lieu la fête de la Saint-Jean. Un de ceux-là. Il pouvait sacrifier un de ceux-là pour que sa sœur revienne à la vie. Il allait en choisir un. Il allait prendre leurs noms puis jeter des cailloux dans un carré quadrillé, exactement comme Geronimo avait fait, et il tuerait celui que le hasard désignerait.

Il mit son casque. Puis il alla vers sa mobylette qu’il avait amenée la veille. Il l’avait attachée avec une chaîne contre un réverbère et avait pris une navette de l’aéroport pour rentrer en ville. Il démarra et quitta l’aéroport. Il faisait déjà clair quand il enterra le scalp de son père sous la fenêtre de sa sœur.

À quatre heures et demie, il ouvrit doucement la porte de l’appartement de Rosengård. Il tendit l’oreille. Dans sa chambre, son frère dormait. Tout était calme. Dans la chambre de sa mère, le lit était vide. Elle était couchée sur le canapé de la salle de séjour et dormait la bouche ouverte.

Devant elle, sur la table, il y avait une bouteille de vin, à moitié vide. Il posa doucement une couverture sur elle. Puis il s’enferma dans la salle de bains pour enlever la peinture de son visage. Il jeta le papier dans les toilettes.

Il était presque six heures quand il se coucha après s’être déshabillé. Il entendit un homme tousser dans la rue.

Sa tête était absolument vide.

Il s’endormit aussitôt.

Le guerrier solitaire
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